« Le Luxembourg est un don du fer comme l’Égypte est un don du Nil », l’expression choc de Carlo Hemmer pour caractériser notre histoire économique entre 1870 et 1970 rappelle que c’est l’industrie qui a fait entrer notre pays dans l’ère de la modernité et de la prospérité. Les corollaires en ont été les premières vagues d’immigration, l’émergence du mouvement syndical et la mise en place de régimes de protection sociale qui sont devenus parmi les plus généreux de la planète.
« Dieu est-il luxembourgeois ? » : l’interrogation choc de mon premier chef et mentor, Norbert von Kunitzki, quand il s’interrogeait comment il était possible que le Luxembourg non seulement arrivât à s’en tirer d’affaires après la crise d’existence de la décennie 1975/1985, mais encore à continuer son développement et à augmenter continuellement son niveau de vie grâce la diversification de son économie autour de la place financière.
« Il faut que tout change pour que rien ne change », citation du célèbre Conte de Lampedusa dans son roman « Le Guépard », qui s’oppose à son inverse « Si rien ne change, tout changera » et qui caractérise le dilemme auquel notre pays est confronté aujourd’hui. Le pays légal souhaite en effet que rien ne change puisque tout va tellement bien: droit de vote réservé aux nationaux qui avec leurs conjoints ou partenaires sont de surcroît majoritairement des retraités et des agents du secteur public, systèmes de retraites et de protection sociale parmi les plus généreux au monde, organisation du travail protectrice et très réglementée, indexation des salaires garantissant le maintien du pouvoir d’achat, même en cas de survenance d’un choc extérieur, pour n’en citer que les plus pertinents.
Et pourtant, face aux chocs auxquels nous sommes confrontés,
- guerre en Europe et obligation de multiplier par trois nos dépenses en matière de défense;
- mise en cause fondamentale du libre-échange en matière de biens et de services;
- révolution technologique avec l’IA, les TICs, les nouveaux matériaux et les enjeux énergétiques;
- bouleversements démographiques et sociologiques provoqués par notre modèle de croissance se reflétant dans le doublement de notre population en deux générations qui devient de plus en plus polyglotte et a une espérance de vie toujours croissante;
- nécessité de repenser l’aménagement de notre territoire en arbitrant entre les besoins de surfaces réservées à l’agriculture (50%), à la protection de la nature (un tiers), à l’habitat, à l’économie et aux services publics pour le solde;
- les défis causés par le changement climatique et la nécessité de disposer d’énergie verte abondante et à bon prix;
- la confrontation au niveau planétaire de visions politiques, spirituelles et religieuses très divergentes;
les paramètres qui influencent notre avenir sont en rupture et donc « si rien ne change, tout changera et Dieu ne sera plus luxembourgeois ».
Face à ces ruptures et alors que le Luxembourg est dans l’incapacité de modifier unilatéralement les règles de jeu du fonctionnement des relations entre nations, la bonne méthode est certainement que les parties prenantes se mettent d’accord pour identifier les grands défis auxquels le pays est confronté et pour mettre en place une méthode efficace visant à les résoudre. C’est en résumé la philosophie du modèle luxembourgeois qui a débuté, rappelons-le, il y a exactement cinquante ans avec la question : « Face à la crise, faut-il sauver l’industrie sidérurgique » (pour perpétuer l’avenir du pays). La réponse ayant été affirmative, les parties présentes – patrons, représentants syndicaux et Gouvernement – se sont mis d’accord sur les moyens – parfois douloureux – d’y parvenir.
Pour réussir, quelques règles de conduite étaient nécessaires, à savoir
- accepter la représentativité des corps intermédiaires et ainsi se donner des interlocuteurs capables d’engager leurs ressortissants ;
- se respecter réciproquement autour de la table et dans l’espace public ;
- ne pas nier les évidences et accepter de formuler de façon claire les défis à relever et les problèmes à résoudre ;
- accepter de discuter toutes les idées et éviter de fixer des lignes rouges ;
- retenir sa communication publique sur des sujets en négociation ;
- expliciter les objectifs à atteindre qui ne peuvent se limiter au seul bon fonctionnement de l’économie, mais doivent englober des critères de justice sociale et de bien vivre pour tout un chacun ;
- avoir la volonté de chercher et, ensuite, de trouver le consensus susceptible de répondre aux défis posés.
Aujourd’hui, les défis luxembourgeois ne se limitent pas à établir la pérennité du financement du régime des pensions et au règlement du travail du dimanche.
Comme le Statec vient de l’expliciter récemment, la croissance luxembourgeoise est en panne et la productivité stagne ou baisse dans certains secteurs depuis des années. L’économie marchande ne crée presque plus d’emplois alors que l’augmentation continue de l’emploi dans le secteur public et non marchand ne crée pas de valeur marchande, mais doit être financée par l’impôt ou les cotisations sociales (et non par le produit de la vente de biens et de services). L’augmentation du coût de l’énergie, sous le double effet de la guerre en Ukraine et de la transition verte, s’analyse comme une ponction supplémentaire sur l’économie, l’ensemble étant susceptible d’aggraver les déséquilibres financiers de l’économie et des entreprises et de la sécurité sociale.
Voilà pourquoi il est nécessaire d’avoir un vrai débat et des solutions sur le futur modèle de croissance de l’économie luxembourgeoise, et en particulier sur le développement du secteur marchand, à savoir une relance de l’industrie, la consolidation des activités de service liées à la place financière, l’innovation et la création d’entreprises dans les nouvelles technologies liées au traitement des données, à l’IA, à l’espace et des mesures concrètes pour préserver la substance du secteur de la construction et de l’artisanat, toujours en crise.
Cette discussion sur le modèle de croissance avec son impact sur la productivité et le nombre d’emplois et, comme corollaire, sur l’évolution du nombre de frontaliers et de la population résidente ouvrira celle sur l’aménagement du territoire de notre pays et de la vision du Luxembourg comme métropole transfrontalière. Comment faire pour contribuer à augmenter l’attractivité et la qualité de vie des régions transfrontalières et réduire le clivage économique entre les régions limitrophes et le Luxembourg qui n’a cessé de s’amplifier depuis plus d’un demi-siècle; comment planifier les infrastructures publiques nécessaires et comment augmenter le nombre de résidents afin de réduire la pression toujours croissante des frontaliers dont la disponibilité se tarit sous l’influence de la réalité démographique en Europe.
Alors qu’il y largement consensus à ce que la société luxembourgeoise reste inclusive, il sera nécessaire d’en cerner le contenu exact en termes d’objectifs de ressources minimales à garantir à chacun, de niveau de pauvreté acceptable et de protection sociale à viser – en ce compris le régime des retraites et le coût de la santé – et de mesures d’intégration à envisager.
Le corollaire en sera finalement le mode de financement du modèle économique et social luxembourgeois. Il est multidimensionnel, à savoir, d’une part, le niveau et le mode d’imposition qui sont forcément des variables à ménager avec précaution du fait que l’économie luxembourgeoise est très largement tributaire du capital et des talents étrangers ayant choisi de venir à Luxembourg, et, d’autre part, le niveau et l’efficacité de la dépense publique. Rappelons à ce sujet que dans le budget de l’État, les transferts sociaux représentent aujourd’hui 50% des dépenses, les frais de fonctionnement 25%, en particulier le coût de la fonction publique, et le solde, dont les investissements publics, l’effort de défense, l’aide internationale et les autres dépenses traduisant l’agenda politique des gouvernants, également un quart.
Le prochain chapitre de l’histoire économique et sociale luxembourgeoise reste donc à écrire. Après le siècle d’or de la sidérurgie et les cinquante glorieuses de la place financière, l’avenir est à inventer. C’est la raison d’être de la Fondation IDEA qui se veut être une fabrique d’idées axée sur le futur. C’est le sens de ses travaux récents et de ses thèmes récurrents sur la crise du logement, la vision territoriale, le couple productivité, croissance et finances publiques et la pérennité du régime des pensions.
Mon souhait est que les parties prenantes au débat – gouvernants, partis politiques, partenaires sociaux et autres forces vives en ce compris la presse – ne se limitent pas à négocier ou commenter des compromis boiteux sur les sujets stigmatisés, mais s’accordent à façonner l’avenir ensemble en prenant en compte toutes les variables de l’équation à résoudre. Les contributions d’IDEA sont destinées à y apporter des idées et des propositions qui se veulent être à la fois inclusives, réalistes et équilibrées. Celles sur les pensions avec un diagnostic rigoureux, la constatation que pour pérenniser le modèle il faut agir vite et le cocktail de mesures concrètes proposées et sont un exemple dont on pourra s’inspirer et qui va certainement bien au-delà des idées exprimées récemment, qui sont encore loin du consensus à trouver.