Pour célébrer les vingt ans du Conseil Supérieur du Développement durable, les organisateurs avaient frappé les esprits en mettant en scène un des papes de la décroissance, le fougueux économiste Timothée Parrique, auteur de « Ralentir ou périr. Économie de la décroissance » (Seuil, 2023).
Les professeurs Christian Schulz (Université de Luxembourg) et Timothée Parrique (Université de Lausanne) ont eu le privilège de faire doctement le procès de la croissance économique, même verte, et de dénigrer les politiques de décarbonation, qui, selon eux, seraient inefficaces et irrémédiablement vouées à l’échec. Devant un parterre largement acquis à ses thèses du ralentissement, Parrique a déroulé son plan :
première étape décroissance, deuxième étape stagnation. Le sur place de l’activité économique est vu par cette école comme la solution miracle au dérèglement climatique et la prémisse à l’avènement d’une société harmonieuse, apaisée et heureuse!
Aline Müller (LISER), François Mousel (PWC) et ma modeste personne avaient été invités par les organisateurs pour donner la réplique aux tenants de la décroissance.
Ce billet me permet de revenir sur certains arguments que je n’avais pas pu développer lors du débat qui s’est tenu dans la salle des fêtes de l’Athénée.
J’avais d’emblée affirmé mon opposition à la décroissance, j’ai fait un plaidoyer pour la croissance verte inclusive, donc pour le Plan national Energie Climat (PNEC), adopté par les gouvernements successifs. Je me suis aussi prononcé pour l’utilisation sans modération de la comptabilité nationale qui permet de calculer le PIB (somme des valeurs ajoutées de l’économie), le revenu national, l’investissement etc… J’ai également prôné l’utilisation du Pibien-être comme mesure du progrès. Je persiste et signe.
Le découplage croissance économique émissions de gaz à effet de serre. Possible !
Il y a un concept clé qui est au cœur du débat, en économie écologique, entre protagonistes de la décroissance et de la croissance verte, c’est celui du découplage entre émissions de gaz à effet de serre, d’une part, et la croissance de l’économie et de la population, d’autre part.
Pour les décroissantistes comme Parrique, le découplage est un leurre (« fake news »). Il y a une corrélation positive planétaire irréfragable entre la croissance et le dérèglement climatique ! Conséquence : il faut sauter sur le frein pour sauver l’humanité du collapse final. Full stop.
Pourtant, même les décroissantistes invétérés sont obligés de reconnaître qu’il y a bon nombre de pays, surtout en Europe et en Amérique du Nord qui réussissent ce découplage (absolu) entre croissance et émissions de gaz à effet de serre. C’est ce qu’on appelle la croissance verte, le Green Deal. Or, pour que la croissance verte réussisse, elle doit se déployer au niveau planétaire. Cette stratégie a un nom : la COP et un objectif, un objectif quantifié : l’Accord de Paris.
Si tous les pays font l’effort du découplage absolu entre l’utilisation des ressources (dont l’énergie) et la production de valeur ajoutée, le découplage peut s’enclencher et le dérèglement climatique peut être endigué.
Ce découplage a été modélisé dans le dernier rapport du Club de Rome « Planet4 all » (Dixson-Decleve, Sandrine; Gaffney, Owen; Ghosh, Jayati; Randers, Jorgen; Rockstrom, Johan; Stoknes, Per Espen). Les auteurs ont appelé ce scénario
« Giant leap » car, contrairement à ce que racontent les décroissantistes, la croissance verte propose un plan très ambitieux pour le monde entier. Les auteurs préconisent une série de mesures drastiques pour en finir avec la pauvreté et les inégalités, rehausser le rôle de la femme, améliorer les systèmes alimentaires et rendre l’énergie plus propre. Vient s’ajouter un investissement conséquent dans l’électrification. Un livre à mettre dans toutes les mains, honni par les décroissantistes et collapsologues de tout poil. D’ailleurs, le principal modélisateur du Club de Rome, Jorgen Randers, avait donné une conférence au Luxembourg l’année passée au cours de laquelle il avait refusé de condamner la croissance et le PIB, à la grande déception des nombreux militants écologistes. Cette année, le rapport du programme environnemental de l’ONU « Bend the trend » propose un scénario de découplage planétaire. C’est possible si on met en œuvre les politiques promises….
Un soubassement scientifique faible
Les études de la décroissance ont un contenu scientifique plutôt faible comme l’ont montré récemment deux chercheurs, Ivan Savin et Jeroen Van den Bergh, dans la revue « Ecological Economics » datée de décembre 2024 (Reviewing studies of degrowth: Are claims matched by data, methods and policy analysis? (sciencedirectassets.com). Ils ont passé en revue 561 études traitant de décroissance et concluent : « …one is inclined to infer that degrowth cannot (yet) be considered as a significant field of academic research. There is also no indication that things are improving with time » (p.14). Dans ces recherches, les convictions et la doctrine priment sur l’analyse économique et la modélisation des faits.
Strangulation de l’innovation, interdiction de la publicité ?
Les décroissantistes ne disent pas comment ils pensent juguler la croissance économique. Comme l’activité économique résulte de milliers d’idées et d’initiatives émanant d’une foultitude de personnes travaillant dans les entreprises et organisations, il faudrait décréter l’interdiction de faire des projets ! En effet, leur réalisation risquerait d’aboutir à de nouveaux produits ou procédés créant de la valeur ajoutée, donc… de la croissance (PIB). Peut-on interdire la recherche scientifique, la créativité, l’innovation et l’entrepreneuriat? Peut-on éteindre les Lumières ? C’est une des grandes contradictions de cette philosophie stagnationniste.
Une proposition qui revient dans tous les manifestes de la post-croissance est l’interdiction ou la réduction des dépenses de consommation pour des produits inutiles ou nocifs. En ligne de mire : la publicité qui incite à la consommation excessive ou addictive.
Le social, grand oublié
Pire, le narratif de la décroissance juste, caressant le rêve enchanteur d’une société harmonieuse cache les conflits dus aux fermetures d’usine, à la transformation des branches d’activité à haute intensité fossile, fortement émettrices de carbone. L’OCDE dans son Employment Outlook de cette année, estime à ¼ les emplois impactés par la transition au
« net zero ». Les crises structurelles avec le lot de conversions et de licenciements font de la transition écologique un épouvantail qui rime avec précarité et chômage. Les gilets jaunes sont toujours en embuscade.
Les décroissantistes ne disent rien non plus de l’investissement public et privé colossal à concéder pour la transition énergétique, ni des moyens de son financement. Le Luxembourg est confronté, à l’horizon 2050, à un problème additionnel, en sus du changement climatique: celui du financement de l’État providence (santé, dépendance, pensions). Il faut trouver l’équivalent de 10% de PIB en plus pour financer l’État social. Ajustement douloureux qui peut s’éterniser, si on renonce à la croissance de l’économie et de la population, comme ce fut le cas pour la mutation industrielle des années soixante-dix vers la société servicielle.
Enfin, l’approche la plus prometteuse, si on la met en œuvre pleinement, reste la croissance verte, socialement inclusive et le progrès de la science et des techniques. Pour cela, il faut aussi de bons outils de pilotage. Le gouvernement serait bien avisé de soutenir un effort coordonné de mise en équations de ces phénomènes, permettant au STATEC et aux centres de recherche de construire un modèle intégré permettant de simuler différents scénarii de croissance verte et inclusive.