Monsieur le Commissaire, dans une interview accordée à L’Écho des entreprises en octobre 2021 – alors que vous étiez député européen et coordinateur PPE en commission du commerce international, vous plaidiez pour l’« Open Strategic Autonomy » comme réponse aux leçons de la pandémie. Aujourd’hui, face à la perspective de nouveaux droits de douane américains et à des tensions géopolitiques persistantes, cet appel à « agir en unité » est mis à l’épreuve. Comment la Commission entend-elle défendre les intérêts européens et l’intégrité du marché intérieur, tout en recherchant une solution négociée avec Washington ?
Le secteur agroalimentaire est confronté à des défis de taille et opère dans un environnement de plus en plus imprévisible. Comme vous l’avez souligné, les négociations avec les Etats-Unis se poursuivent.1
Le partenariat transatlantique repose sur une histoire commune et des liens solides. Pendant des décennies, il a été la pierre angulaire de la paix, de la sécurité et de la croissance économique. Nous sommes actuellement à un tournant, et l’UE est déterminée à maintenir un engagement pragmatique et un partenariat étroit avec les États-Unis. Cela profitera aux citoyens des deux côtés de l’Atlantique ainsi qu’à la stabilité et à la sécurité mondiales. Dans le même temps, nous défendrons bien sûr nos intérêts et nos valeurs, si nécessaire.
Dans la Vision pour l’agriculture et l’alimentation que j’ai présentée en février 2025, j’ai présenté l’engagement de travailler à plus de réciprocité avec nos partenaires commerciaux concernant nos normes de production, notamment en ce qui concerne les pesticides et le bien-être animal. Nous travaillons dans ce sens avec nos partenaires internationaux et les organisations internationales compétentes pour améliorer la mise en œuvre des engagements internationaux existants, et accroître l’ambition de nos partenaires.
Enfin, nous devons continuer à promouvoir nos exportations. Nous pouvons déjà être fiers: l’UE est le plus grand exportateur de produits agroalimentaires au monde. En 2024, nous avons un solde commercial positif de 64 milliards d’euros pour ce secteur. En juin, j’ai eu le plaisir de mener une visite de haut niveau au Japon accompagné d’une délégation record de plus de 100 d’entreprises, comprenant notamment des représentants du secteur viticole et laitier du Luxembourg. Cela avait pour but de renforcer notre présence sur ce marché important et demandeur de produits européens. Ma prochaine mission devrait avoir lieu au Brésil à la fin du mois d’octobre.
En tant que député européen, vous avez affirmé que « l’Union ne peut atteindre une autonomie véritable qu’en s’intégrant dans un réseau dense d’accords commerciaux et de partenariats bilatéraux, plurilatéraux et multilatéraux ». En tant que Commissaire européen à l’Agriculture, vous soutenez l’accord commercial entre l’Union européenne et le Mercosur – comme le fait d’ailleurs le gouvernement luxembourgeois -, malgré l’opposition marquée de nombreux agriculteurs européens. Donc, vous estimez que les opportunités d’exportation pour les produits européens et la diversification des sources d’approvisionnement prévalent sur les risques de concurrence déloyale et sur un impact environnemental potentiel de l’accord ? De manière générale, dans un monde géopolitiquement incertain, la diversification des flux commerciaux et d’investissement est devenue un pilier de la résilience européenne. Quels leviers concrets la Commission mobilisera-t-elle pour approfondir nos relations avec des partenaires établis ?
Tout d’abord, je tiens à souligner que je ne suis pas là pour dire aux agriculteurs comment penser, ni changer leur opinion. Ce que je peux faire en tant que Commissaire à l’agriculture et à l’alimentation, c’est tout d’abord présenter la réalité et les faits de cet accord tels qu’ils sont et laisser chacun se faire sa propre opinion à ce sujet.
Il est aussi important de mentionner que de nombreux autres facteurs se sont accumulés et ont conduit à la frustration et à la colère des agriculteurs. L’année dernière, lorsqu’ils ont manifesté, leurs trois principales revendications étaient : des revenus équitables, moins de bureaucratie et une concurrence plus loyale au niveau mondial. Depuis le début de mon mandat, j’ai agi rapidement pour commencer à fournir une réponse à ces trois points et aux attentes légitimes de nos agriculteurs.
L’accord UE-Mercosur est politiquement et économiquement important pour l’UE. Dans le climat géopolitique complexe d’aujourd’hui, il est essentiel de conclure de nouveaux accords commerciaux afin de créer un environnement stable, non seulement pour nos agriculteurs mais aussi pour nos consommateurs, et surtout fondé sur des règles pour le commerce agroalimentaire. Notre réseau d’accords de libre-échange, 42 accords préférentiels couvrant 74 pays, constitue un atout précieux, surtout dans ces temps incertains. Nous devons tirer parti de ce réseau d’accords commerciaux et diversifier davantage nos relations commerciales. Cela nous permettra d’ouvrir de nouvelles opportunités d’exportation, tout en réduisant notre dépendance envers certains pays ou produits.
Je suis convaincu que l’accord UE-Mercosur est un accord équilibré qui prend en compte les besoins de nos secteurs agricoles sensibles. Ces derniers, par exemple la viande bovine, la volaille et le sucre, ont été protégés par des quotas bien calibrés et limités. Nos portes ne sont pas grandes ouvertes. Et cet accord peut aussi offrir des possibilités d’exportations à nos secteurs laitiers, vins et spiritueux, pour notre huile d’olive et d’autres produits agroalimentaires de grande valeur de l’UE tels que le malt, les chocolats et les sucreries. En outre, l’accord protégera 344 indications géographiques de l’UE.
L’accord comprend également des engagements forts en matière de protection de l’environnement et de lutte contre la déforestation. L’Accord de Paris pour lutter contre le changement climatique est un élément essentiel de l’accord de partenariat UE-Mercosur et son non-respect peut entraîner la suspension partielle ou totale de l’accord. Avoir un tel partenariat nous permet d’avancer sur de tels engagements.
La Commission européenne a adopté en février 2025 une proposition législative dite « Omnibus » visant à rationaliser ou ajuster un ensemble de textes, notamment dans les directives CS3D (devoir de vigilance), CSRD (reporting de durabilité) et la taxonomie verte. Une telle approche est désormais également envisagée pour le numérique et attendue dans le domaine agraire, notamment à la lumière des demandes de simplification formulées dans le secteur agricole. Quelle est votre position sur cette approche transversale de la législation européenne ? Est-elle adaptée aux enjeux spécifiques des différents acteurs économiques ? Comment la Commission s’assurera-t-elle qu’il en résultera une réduction mesurable des charges administratives, par exemple via des objectifs chiffrés et concrets ? Quelles garanties la Commission peut-elle offrir pour empêcher les États membres d’ajouter des exigences supplémentaires lors de la transposition ?
La simplification est en effet une des priorités politique de notre mandat à la Commission. Moins de formalités administratives et de rapports, davantage de confiance, une meilleure application de la législation et des autorisations plus rapides, de sorte qu’il s’agisse d’une approche véritablement transversale.
Cela ne signifie pas de déréglementer, mais plutôt veiller à ce que les règles soient adaptées à leur finalité, rendues plus simples et moins contraignantes. Nous veillons à ce que la Commission réponde réellement aux préoccupations mises en évidence par les parties prenantes, en ayant au moins deux dialogues par an sur la mise en œuvre de nos politiques afin d’aligner la mise en œuvre avec les réalités de terrain.
Dans la Vision sur l’agriculture et l’alimentation, nous avons souligné la nécessité de simplifier la Politique agricole commune (PAC) et les autres politiques ayant un impact sur l’activité agricole. Les agriculteurs sont des entrepreneurs de terrain aux défis multiples et ne devraient pas supporter de charges administratives ou réglementaires inutiles.
Le coût annuel moyen des tâches administratives d’un agriculteur dans l’UE s’élève à 1.230 euros. Ce n’est pas normal ! D’autant plus que leurs revenus sont en moyenne bien plus bas que le revenu dans le reste de l’économie. Nous avons présenté, le 14 mai, un paquet de mesures de simplification ciblant les charges administratives, les contrôles, la mise en œuvre des plans stratégiques nationaux et les investissements du secteur. Nous avons aussi proposé le renforcement de la gestion des crises.
Avec nos propositions, les agriculteurs de l’UE pourraient économiser jusqu’à 1,58 milliard d’euros par an et les administrations nationales 210 millions d’euros.
Dans le courant de l’année, la Commission proposera d’autres mesures de simplification dans d’autres domaines d’action que la PAC, qui devront bénéficier aux agriculteurs, aux entreprises du secteur alimentaire et au secteur de l’alimentation animale.
La Commission a présenté le 21 mai dernier sa nouvelle stratégie pour un marché intérieur « simple, fluide et fort ». Si nous saluons globalement cette communication, elle nous semble toutefois manquer d’engagements concrets. Comment la Commission entend-elle garantir une mise en œuvre effective de ses objectifs ?
Envisagez-vous, par exemple, de définir des indicateurs de performance ou des cibles mesurables en matière d’intégration économique ?
Aujourd’hui, trop d’obstacles freinent le marché unique. Avec la stratégie pour le marché unique que mon collègue Stéphane Séjourné a présentée le 21 mai, nous avons mis en avant une nouvelle méthode pour dynamiser notre marché unique et le rendre plus fluide, plus simple, et donc plus fort.
La stratégie vise en priorité à démanteler les « Terrible Ten », c’est-à-dire les dix barrières les plus nuisibles, avec des mesures sectorielles précises, assorties de calendriers clairs pour chaque action.
Nous avons lancé un « choc de simplification » ambitieux pour alléger la complexité réglementaire perçue comme excessive. Ce plan repose sur une série de paquets omnibus visant à simplifier l’acquis de l’UE. Le marché des biens bénéficiera d’un renforcement du cadre législatif ainsi que d’un effort d’harmonisation des règles d’emballage, d’étiquetage et de gestion des déchets. La Commission agira pour mieux coordonner les autorités de surveillance du marché à l’échelle de l’UE afin de prévenir les abus venus de l’extérieur.
Concernant le marché des services, la stratégie prévoit des réformes ciblées dans plusieurs secteurs clés et facilitera la reconnaissance des qualifications via des outils numériques. Un nouvel outil en ligne simplifiera l’identification du statut des PME. Enfin, la numérisation est au cœur de cette stratégie : l’objectif est de remplacer les démarches sur support papier par un marché fondé sur les données.
La Commission prévoit de renforcer le contrôle et les sanctions liées aux barrières injustifiées à l’horizon 2026. Or, la levée de ces barrières reste un besoin immédiat pour les entreprises. Ce décalage ne risque-t-il pas de compromettre la capacité de la stratégie à produire des résultats tangibles dès le court terme ?
La Commission déploiera progressivement les initiatives prévues dans la stratégie au cours des prochaines années, en assurant une mise en œuvre étalée et cohérente.
Nous mobilisons dès aujourd’hui tous les outils dont nous disposons : dispositifs d’application préventifs, collaboratifs et correctifs, déjà en place pour lever les barrières de manière plus immédiate. Pour ce qui concerne nos outils numériques existants, nous continuons également à travailler sur leur mise en œuvre efficace. Le développement du marché européen est une responsabilité partagée de la Commission et des États membres. Avec son orientation claire et son appel fort à un engagement politique accru par les États membres, la stratégie vise à insuffler le dynamisme nécessaire à cette démarche.
Le secteur de l’industrie agroalimentaire luxembourgeois, bien que modeste en taille à l’échelle européenne, joue un rôle stratégique en matière de souveraineté alimentaire, de circuits courts et de valorisation des productions locales. En tant que Commissaire européen à l’Agriculture et originaire du Luxembourg, comment évaluez-vous les défis spécifiques auxquels fait face cette industrie – notamment en matière de compétitivité, de transformation durable et d’accès aux marchés ? Quels leviers européens peuvent être mobilisés pour soutenir ce secteur dans un environnement de plus en plus concurrentiel et normatif ?
Le secteur agroalimentaire européenne est un secteur très dynamique, et le Luxembourg y contribue grâce notamment à son secteur laitier, à la production de viande, aux brasseries, etc. Même si cette industrie ne représente qu’un très faible pourcentage d’emploi dans le pays, elle est nécessaire pour contribuer à la souveraineté alimentaire, si importante dans le contexte géopolitique actuel. Cependant, le secteur fait face à un marché de taille limitée, avec des entreprises qui rivalisent difficilement avec leurs concurrents européens. La transition climatique et environnementale de ce secteur est primordiale au Luxembourg, et plus particulièrement au vu de la grande place qu’occupe l’élevage dans la production agricole.
La Vision pour l’agriculture et l’alimentation recense les différents leviers qui peuvent assurer la compétitivité et la durabilité à long terme des secteurs agricoles et agroalimentaires en Europe. Pour citer quelques exemples qui peuvent particulièrement s’appliquer aux entreprises luxembourgeoises, les aides aux investissements financés par la Politique agricole commune (PAC) peuvent favoriser la compétitivité et la création de valeur ajoutée de nos entreprises. Le financement de l’innovation technologique et de la recherche peut permettre de développer des filières agricoles nouvelles ou de réduire les émissions de gaz à effet de serre pour des entreprises agroalimentaires plus durables. Le développement des circuits courts permet de garantir des prix plus équitables aux agriculteurs et transformateurs et des produits frais et saisonniers pour les consommateurs. Enfin, la Commission renforcera sa politique de promotion et j’accompagnerai personnellement les entreprises désireuses de s’ouvrir à l’export.
L’industrie agroalimentaire est fortement dépendante des ressources en eau qui sont de plus en plus sous pression par les conséquences du changement climatique. Ces tensions s’accentueront avec l’émergence des technologies d’avenir comme la production d’hydrogène vert par électrolyse, la fabrication de semi-conducteurs, etc. qui exigent d’importants volumes d’eau. Comment la Commission envisage-t-elle de garantir un accès équitable et durable à la ressource en eau pour les filières agroalimentaires, tout en répondant aux exigences environnementales et climatiques croissantes ?
L’agriculture dépend fortement de l’eau. L’UE est de plus en plus touchée par le stress hydrique, étant donné que la pénurie d’eau est encore exacerbée par le changement climatique. Nous devrons anticiper les futures irrégularités en matière de climat et d’eau – et en particulier la pénurie d’eau dans de nombreuses régions – et veiller à ce que notre secteur reste viable et durable pour les 20 ou 30 prochaines années et à ce que les jeunes agriculteurs aient un avenir dans toutes les régions.
La stratégie de résilience dans le domaine de l’eau, récemment publiée, vise à garantir un accès équitable et durable aux ressources en eau pour tous les citoyens et met l’accent sur la restauration et la protection du cycle de l’eau, la garantie d’une eau propre et abordable et l’assainissement, et la promotion d’une économie intelligente dans le domaine de l’eau.
En ce qui concerne le secteur primaire, la PAC joue un rôle central dans le soutien des agriculteurs à la transition vers une production plus durable et plus résiliente au changement climatique, grâce à un large éventail d’outils permettant aux États membres d’adapter leurs interventions en fonction de leurs besoins individuels. Mais la PAC à elle seule n’est pas suffisante. Les besoins d’investissement dans le secteur vont bien au-delà de ce que la PAC ou le budget européen peuvent financer.
Nous devons intensifier la transition vers une agriculture intelligente dans le domaine de l’eau. Les services de conseil, le partage de connaissances, la numérisation, la recherche et l’innovation peuvent continuer à soutenir cette démarche. Les solutions pour l’avenir combinent approches fondées sur la nature et approches technologiques, ainsi que des investissements plus ciblés : l’agriculture de précision, la numérisation et les solutions d’irrigation innovantes, comme les systèmes intelligents d’irrigation.