La crise que nous traversons est sans précédent pour les entreprises et les travailleurs, au Luxembourg comme ailleurs. Comment la Commission gère-t-elle cette urgence et comment envisage-t-elle la reprise ?

La gestion de cette crise est notre priorité absolue. La Commission s’est rapidement mobilisée pour amortir les chocs à venir pour les entreprises et les travailleurs. 

Notre objectif est double, d’une part, maintenir le plus grand nombre de personnes dans  l’emploi, tout en organisant un retour au travail assurant la santé et la sécurité, et d’autre part, soutenir la survie d’un maximum d’entreprises sans lesquelles il n’y aurait plus d’emplois. Nous avons mis à disposition des États membres des fonds destinés notamment aux PME. Leur utilisation a été rendue plus flexible. Surtout, nous soutenons financièrement les dispositifs de chômage partiel. Ceux-ci sont tout particulièrement indiqués dans de tels cas de ralentissement économique, car ils permettent une reprise économique plus rapide, sans licenciement ni perte des compétences. À ce titre, nous avons souhaité rendre ce soutien financier le plus ouvert possible. Ainsi, les indépendants sont éligibles, tout comme les apprentis. Nous avons proposé un système de financement pour le chômage partiel à  hauteur de 100 milliards. Le règlement a été adopté par le Conseil et les premiers prêts au titre de SURE pourront bientôt être accordés. 

Le retour au travail doit se faire de manière sûre et ordonnée. Nous avons publié des lignes directrices et nous faisons confiance aux entreprises et en général aux partenaires sociaux pour donner la priorité à la santé des salariés. Maintenir la mobilité des travailleurs a été pour la Commission une priorité. La fermeture des frontières a aussi impacté le Luxembourg et la Grande Région. Nous sommes en contact avec les États membres pour nous assurer que les contrôles aux frontières soient limités au strict nécessaire et respectent le principe de non-discrimination. La réouverture coordonnée des frontières est heureusement en train de se faire. Il fallait d’abord assurer que tous ceux qui travaillent dans des secteurs indispensables comme le secteur de la santé puissent accéder à leur poste. Pour le Luxembourg, c’était une question quasi vitale. La Commission a tout de suite fait parvenir aux États membres des lignes directrices en ce sens les invitant à ouvrir des « corridors verts ». Il fallait en même temps assurer le fonctionnement du marché intérieur et le transport des marchandises. Tout cela a été assez compliqué et les replis derrière les frontières sont très regrettables. 

Bien évidemment, la prochaine étape sera de réintégrer sur le marché du travail celles et ceux qui auront, malgré les mesures prises, perdu leur emploi. Après une longue décrue, le chômage va de nouveau augmenter. Pour cela, l’acquisition de compétences est un atout considérable. Car notre cap reste le même : que chacun puisse accéder à un emploi, dispose de bonnes conditions de travail et d’une protection sociale solide.

 

Vous préparez à l’heure actuelle une mise à jour de l’agenda pour les compétences. En quoi cet agenda consistera-t-il ?

Cet agenda pour les compétences représente la réponse directe et concrète à deux transitions : la transformation numérique et la croissance plus verte et plus respectueuse de l’environnement que vise le « green deal ». Ces changements sont maintenant accentués par la crise économique et sociale. C’est une question essentielle pour notre compétitivité et surtout celle de l’industrie. Ces transitions sont des opportunités autant que des défis, puisqu’elles sont créatrices d’emplois, à conditions que nous sachions requalifier et accompagner les travailleurs. Une opératrice de production dans une usine automobile ou un employé dans l’industrie de transformation verront leurs tâches changer profondément ; sans les compétences adéquates, tous deux risquent de passer à côté des évolutions de leur métier. C’est pourquoi nous devons travailler à des transitions socialement justes : les transitions réussies sont celles qui ne font pas de perdants.    

Il faut créer un vrai droit au développement des compétences pour faire face aux reconversions et à la mobilité professionnelle. À peine un Européen sur dix continue à se former au cours de sa carrière – le Luxembourg fait mieux puisque c’est un travailleur sur six. C’est encore trop peu, d’autant plus que le besoin de formation est devenu permanent. Les partenaires sociaux ont selon moi un rôle essentiel à jouer en ce qui concerne l’identification des besoins et des demandes en matière de compétences et de formation. C’est aussi un élément essentiel de la sécurisation des parcours professionnels. La formation est au cœur des politiques de l’emploi. Il faut surtout aider les PME, car elles n’ont souvent pas les ressources pour promouvoir la formation continue. Nous avons la chance de disposer au Luxembourg de chambres professionnelles très engagées sur ce terrain. Des secteurs comme la construction font à cet égard des efforts remarquables. 

Le développement de compétences numériques sera au cœur du « skills agenda ». La crise a donné lieu à un recours massif au télétravail et cette tendance va se renforcer à l’avenir. Des difficultés à se connecter et travailler de façon optimale ont été observées : cest sur le renforcement de ces capacités que nous devons travailler. 90 % des emplois nécessitent au moins un niveau basique de connaissances numériques. Les citoyens européens dans leur ensemble manquent de compétences numériques : 17 % d’entre eux n’en ont aucune et pour 40 %, leur niveau demeure insuffisant. Le Luxembourg fait mieux et il faut renforcer cet avantage. En conséquence, des femmes et des hommes risquent d’être exclus du marché du travail. C’est un enjeu économique majeur. Déjà des centaines de milliers d’emplois ne sont pas pourvus faute de candidats ayant les bonnes compétences. Mais c’est aussi un enjeu social, nous aurons des « digital divide » qui affecte aussi l’égalité des genres. Trop peu de filles s’orientent vers les métiers du numérique. 

Un aspect central de l’agenda est d’identifier les compétences qui sont et seront recherchées dans une économie plus numérique et verte, sachant que les besoins varient en fonction des régions. C’est cette démarche qui pourra aider les individus comme les entreprises à faire des choix plus éclairés et prendre les décisions appropriées quant aux formations et au développement de compétences. Par ailleurs, l’accompagnement personnel doit jouer un rôle crucial pour aider les femmes et les hommes dans leurs carrières professionnelles et soutenir leurs transitions d’un emploi à un autre. Avec l’agenda pour les compétences, chacun doit disposer de bases solides pour s’adapter aux transformations des emplois. Ce sera aussi une façon de répondre aux besoins des entreprises, et les aider à se développer : sept entreprises sur dix rechignent à investir en raison de leurs difficultés à trouver les bons profils qualifiés. La situation est particulièrement difficile pour les PME. Nous allons lancer un pacte pour les compétences qui réunira les autorités nationales, les prestataires de formations, et surtout les entreprises. 

Il faut nous donner les moyens pour faire face à ces défis. Une économie compétitive portée par l’innovation, c’est une économie qui investit dans les hommes et les femmes. Il faut renforcer l’investissement public et privé dans le « capital humain » – c’est-à-dire dans les talents, les qualifications et les aptitudes de chacun 

À ce stade, nous explorons plusieurs pistes, y compris de nouveaux instruments de financement. Ce qui nous importe, c’est de coopérer avec toutes les parties intéressées. Nous voulons proposer un grand projet en matière de « reskilling » et surtout de « upskilling ». Le « skills bridge » que j’avais lancé quand j’étais ministre du Travail recueille beaucoup d’intérêt à l’échelle européenne. Aider la mobilité interne comme accompagner la mobilité externe permet non seulement à chacun d’évoluer professionnellement, cette approche basée sur un bon dialogue social évite le chômage et aide les entreprises à mieux développer les compétences de leurs salariés.

Vous mentionnez les compétences numériques : la crise actuelle les a-t-elle rendues incontournables ?

Tout à fait. La crise accélère le besoin de connaissances numériques. Au vu des mesures de distanciation sociale et des restrictions de déplacement, la numérisation se développe encore plus vite. Le télétravail a fortement augmenté ces derniers mois et on ne reviendra plus là-dessus. Il faut améliorer le cadre pour le télétravail aussi dans le contexte transfrontalier. J’aimerais inviter les partenaires sociaux européens à remettre sur le métier leur accord d’il y a une quinzaine d’années. Nous sommes confrontés à de nouvelles formes d’organisation du travail qui comportent beaucoup d’avantages mais aussi des risques. Le défi est le même pour la formation à distance : certains parents en ont fait l’expérience. Une étude du CEDEFOP publiée en avril souligne les efforts déployés par les structures de formation et les États pour que l’enseignement professionnel se poursuive. Les résultats sont toutefois inégaux, et relatifs aux outils et capacités de chaque enseignant, apprenti ou école. La formation professionnelle reste un domaine prometteur – les membres de la FEDIL le savent. Souple, proche des besoins du marché du travail, elle peut être très ciblée. Nous allons proposer une nouvelle initiative favorisant l’emploi des jeunes.  

Les jeunes seront les premiers affectés par la crise que nous traversons et, après la crise de 2008, nous devons coûte que coûte éviter une nouvelle génération sacrifiée. Nous renforcerons la garantie pour la jeunesse en misant beaucoup sur les formations numériques. L’accès à un poste d’apprentissage doit être maintenu, ce qui nécessite un soutien aux PME, souvent affaiblies par la crise.

De nombreuses initiatives existent déjà pour accompagner l’apprentissage des sciences et des technologies. C’est notamment le cas de la coalition « EU STEM ». En quoi consiste-t-elle ?

L’Europe connait une pénurie de diplômés en sciences, en technologies, ingénierie et en mathématiques les fameux « STEM ». Initier les jeunes très tôt comme on le fait au Science Centre à Differdange est sûrement une bonne approche. Revoir certains enseignements en les rendant plus attractifs me paraît aussi nécessaire. Soutenir des formes de formation alternatives comme « Fit 4 coding » est nécessaire. Une caractéristique notable est la sous-représentation des femmes dans ces domaines, en particulier dans le domaine des technologies de l’information et de la communication. Les femmes ne représentent que 17 % des professionnels de ce domaine.   

Voilà un des paradoxes auquel s’attaque la coalition en faveur des STEM. Il s’agit d’un réseau européen qui collabore avec les décideurs politiques, les prestataires d’enseignement et l’industrie. Nous souhaitons travailler plus étroitement avec ce réseau et d’autres partenaires européens afin d’encourager les femmes à entreprendre des études et des carrières dans le domaine des STEM.  

L’Europe dans son ensemble doit promouvoir l’accès des femmes à ces métiers. Il y a des a priori et des réflexes à déconstruire. Il faut lutter contre les stéréotypes, les préjugés, les normes sociales et la discrimination que l’on peut rencontrer dans le monde professionnel. C’est aussi une opportunité pour les entreprises pour lesquelles la diversité est un grand avantage. 

Cette démarche est un élément parmi d’autres de notre action en faveur de la parité hommes-femmes dans le monde du travail. Il nous faut faire davantage – on voit qu’avec cette crise, ce sont encore les femmes, majoritaires dans des professions moins valorisées, qui sont en première ligne. Nous avons lancé de nombreux chantiers, dont la transparence en matière salariale afin de résorber les écarts de rémunération entre les femmes et les hommes. On peut se féliciter des bons scores du Luxembourg – le deuxième taux le plus bas en Europe – même s’il reste encore un effort, l’objectif de l’égalité est à portée.