À Bruxelles, les débats sur la mise en œuvre d’une diligence raisonnable obligatoire en matière de durabilité ont pris de l’élan. La Présidente de la Commission européenne, Mme Ursula von der Leyen, a confirmé dans son discours sur l’état de l’UE 2020, qu’une initiative législative européenne est prévue pour 2021. La Commission européenne suggère qu’une nouvelle action est nécessaire pour favoriser une gouvernance d’entreprise plus durable et pour accroître la responsabilisation des entreprises en matière de création de valeur durable. De même, plusieurs États membres travaillent ou ont déjà travaillé sur des projets de loi nationaux.
Selon vous, quel chemin faut-il poursuivre pour légiférer sur la gouvernance d’entreprise durable et le devoir de diligence des entreprises ?
Avant toute chose, il est important d’identifier avec précision les problèmes et enjeux qui justifieraient une action législative de l’UE. Lorsque les enjeux sont correctement définis, le législateur doit alors évaluer les différentes options politiques d’une manière proportionnée et adéquate. L’UE doit respecter strictement ces principes fondamentaux d’amélioration de la réglementation lorsqu’elle prépare ses futures initiatives.
Dans ce dossier, force est de constater que l’UE ne part pas de zéro. Il existe déjà un cadre législatif européen et national bien développé en matière de gouvernance d’entreprise et de droit des sociétés, sur l’information et la consultation des travailleurs, sur le reporting et sur la diligence raisonnable au niveau sectoriel. Sans compter les nombreuses actions menées par les entreprises et les secteurs, telles que les stratégies de durabilité, les codes de conduite, les pratiques commerciales et l’autorégulation. Ces éléments devraient être pris en compte dans la future initiative de la Commission, y compris les initiatives d’autorégulation sectorielle en tant qu’outil permettant de répondre aux exigences poursuivies. Il convient également d’éviter tout double emploi avec les exigences existantes pour les entreprises.
Toutefois, je pense qu’il y a des avantages pour l’UE à développer un cadre européen sur la diligence raisonnable. En effet, plusieurs initiatives nationales ont déjà été adoptées par certains États membres et d’autres sont attendues dans le courant de l’année prochaine. Le droit européen a un rôle à jouer pour prévenir cette fragmentation juridique à venir. Lorsqu’elles sont actives dans leurs chaînes de valeur, les entreprises ont besoin de règles claires et harmonisées.
En ce qui concerne la gouvernance durable des entreprises, je suis favorable à une approche progressive plutôt que radicale. La Commission semble adopter un point de vue paternaliste à l’égard des entreprises en ce qu’elle considère que les entreprises ne sont pas en mesure de se gérer elles-mêmes de manière durable et que le législateur doit intervenir. Il s’agit d’une hypothèse erronée qui a été alimentée par une étude lacunaire de la Commission sur les devoirs des administrateurs (2020) qui a fait l’objet de nombreuses critiques.
La Commission européenne parle de « devoir de diligence » d’une part et d’autre part, de « gouvernance d’entreprise durable ». Comment est-ce que ces sujets sont liés et en quoi est-ce qu’ils se distinguent ?
La diligence raisonnable de la chaîne d’approvisionnement concerne la manière dont les entreprises opèrent dans leurs chaînes d’approvisionnement en s’acquittant de leurs obligations d’identifier, de prévenir et, le cas échéant, d’atténuer et de rectifier les risques et les dommages. Une gouvernance d’entreprise efficace (et durable) permet de répondre aux attentes en matière de diligence raisonnable, mais elle ne se limite pas à cela et est beaucoup plus large. La gouvernance d’entreprise concerne la manière dont les entreprises sont structurées, leurs relations avec leurs parties prenantes et la manière dont elles définissent leur stratégie en vue de créer de la valeur à long terme. La gouvernance d’entreprise est mise en œuvre de manière à garantir que les entreprises disposent des outils et de la structure appropriés pour atteindre leurs objectifs, respecter les règles, être durables et répondre aux intérêts de leurs actionnaires et des parties prenantes concernées.
Bien que ces éléments soient interdépendants dans une certaine mesure, il n’est pas approprié de les traiter de la même manière, comme cela semble être le cas jusqu’à présent. La Commission tente d’extrapoler artificiellement les questions et les problèmes d’un domaine à l’autre, sans tenir compte de la nature de chacun d’entre eux. Cela ne peut que conduire à des solutions inadéquates.
Concernant le devoir de diligence, quelles sont les considérations que la Commission devrait prendre en compte pour déterminer le champ d’application de la future loi européenne ?
Le champ d’application de la législation européenne devrait d’abord se concentrer sur la sphère d’impact direct, c’est-à-dire sur les activités des entreprises elles-mêmes, et sur les fournisseurs de premier niveau de la chaîne d’approvisionnement, en fonction de la gravité du risque, comme indiqué dans les lignes directrices de l’OCDE. Dans l’UE, certaines entreprises comptent 100 000 fournisseurs de premier niveau. Il ne serait ni pratique, ni proportionné, ni équitable d’étendre les obligations et responsabilités d’un système de diligence raisonnable obligatoire dans l’UE.
Par ailleurs, le législateur devrait veiller à inclure les entreprises de pays tiers actives sur le marché intérieur dans le champ d’application afin de garantir une concurrence loyale et des conditions de concurrence équitables.
Ensuite, dans la mesure où l’ambition de la Commission semble être d’inclure la diligence raisonnable en matière de respect de l’environnement, il est important de tenir compte des différences et des similitudes qui existent avec la diligence raisonnable en matière de droits de l’homme. En effet, celle-ci nécessite souvent un traitement différent. Le devoir de diligence en matière d’environnement nécessite la collecte de grandes quantités de données et de preuves scientifiques, car les normes relatives aux produits et à l’environnement ne sont pas les mêmes partout, ce qui complique la gestion des différentes normes et législations par rapport aux droits de l’homme.
Enfin, la future approche européenne de la diligence raisonnable doit être globale. Elle ne peut se fonder uniquement sur des obligations imposées aux entreprises. L’UE et les États membres doivent créer un environnement favorable qui aide les entreprises à mettre en œuvre une diligence raisonnable efficace. En particulier, la tâche de rassembler des informations sur la situation mondiale des droits de l’homme ne doit pas être confiée uniquement aux entreprises.
Qu’en est-il de la position particulière des PME ?
Le projet de l’UE doit aussi tenir compte des besoins des PME. Ces entreprises n’ont ni les moyens ni l’influence nécessaire pour cartographier entièrement leurs chaînes de valeur ou pour exiger des informations et un comportement déterminé de leur cocontractant. Il faut donc envisager plusieurs options, qui vont des exemptions aux exigences plus souples. Qu’elles fassent partie ou non du champ d’application, les PME se verront imposer (y compris par contrat) les futures exigences de l’UE. Il est donc d’autant plus important de s’assurer que le système est viable pour toutes les tailles d’entreprises.
En outre, un soutien aux PME sera nécessaire pour les aider à remplir les obligations, mais aussi pour les aider à combler les lacunes en matière d’information auxquelles elles sont confrontées.
À propos de la responsabilité des entreprises, quelles sont les limites à respecter ? Et quels risques sont liés à l’introduction d’une obligation stricte de diligence raisonnable ?
Des mesures d’application et de responsabilité draconiennes pourraient tout simplement amener les entreprises de l’UE à se retirer de leurs chaînes d’approvisionnement. Cela aurait deux conséquences. D’une part, la situation des communautés locales qui dépendent de la croissance et de l’emploi stimulés par la présence d’entreprises de l’EU ne se verrait pas améliorée par le retrait de ces entreprises qui contribuent généralement à instaurer un meilleur respect de l’environnement et des droits de l’homme par les opérateurs locaux. D’autre part, ce retrait laisserait le champ libre aux concurrents des pays tiers qui ne suivront pas nécessairement les mêmes normes en matière de respect des droits humains.
Concernant l’éventuel mécanisme coercitif, il faut garder plusieurs éléments à l’esprit :
- Les sanctions doivent être proportionnées et transparentes.
- Si les obligations de diligence raisonnable obligatoires s’appliquent à l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement, les sanctions doivent être déterminées différemment pour les infractions commises respectivement au premier niveau et au-delà du premier niveau.
- Les sanctions doivent tenir compte de ce dont l’entreprise pouvait raisonnablement avoir connaissance, de ce qu’elle pouvait influencer et atténuer et de la gravité de la violation. La notion de « safe harbour » devrait être appliquée. En d’autres termes, les entreprises ne devraient pas être responsables des impacts si elles parviennent à démontrer que des mesures de diligence raisonnable ont été prises (idem si des remèdes appropriés ont été mis en œuvre).
- La responsabilité civile ne devrait s’appliquer que si d’une part la diligence raisonnable n’a pas été exercée, et si, d’autre part, les règles habituelles de la responsabilité civile sont satisfaites (des dommages ont eu lieu et un lien de causalité entre les deux est établi).
- Il ne devrait pas y avoir de responsabilité du fait d’autrui par laquelle les entreprises deviennent responsables des actions d’autres entités autonomes.
- Des garanties judiciaires devraient être envisagées, comprenant des mesures de protection équilibrées contre les litiges abusifs ou vexatoires ainsi qu’une réglementation des bailleurs de fonds des litiges (comme dans la directive récemment adoptée sur les actions représentatives).
Concernant la gouvernance d’entreprise, est-il nécessaire de légiférer pour encourager les entreprises à prendre en compte des intérêts à long terme et diversifiés des parties prenantes aux côtés des intérêts financiers de leurs actionnaires ?
Je suis convaincu que les intérêts des parties prenantes doivent être pris en compte par les administrateurs de l’entreprise.
La prise en compte des intérêts pertinents des parties prenantes, tels que déterminés par l’entreprise, est directement liée à la performance et aux intérêts de l’entreprise. Depuis de nombreuses années, les entreprises prennent en compte les intérêts des diverses parties prenantes parallèlement aux intérêts financiers des actionnaires, non seulement pour répondre aux attentes du marché, mais aussi parce que cette prise en compte génère également une valeur financière.
La vision selon laquelle les entreprises ne cherchent qu’à maximiser le profit des actionnaires est erronée. De plus, la prise en compte des intérêts des actionnaire ne s’oppose pas à une approche orientée vers les parties prenantes dans leurs activités et stratégies quotidiennes. Un grand nombre d’experts, dont le groupe European Company Law Experts (ECLE), ont contesté cette hypothèse. La prise en compte des intérêts des parties prenantes fait souvent partie des pratiques de RSE/durabilité des entreprises, qui, de par leur nature volontaire, vont au-delà de ce qui est requis par la loi.
Les codes de gouvernance d’entreprise de nombreux États membres (par exemple, la France, l’Allemagne, la Finlande, les Pays-Bas, la Belgique, l’Italie, l’Espagne et la Suède) ont déjà introduit des recommandations encourageant les entreprises à intégrer davantage une perspective axée sur les parties prenantes.
Néanmoins, la transformation de l’ensemble du système juridique de gouvernance d’entreprise dans les États membres, partant d’un cadre juridique articulé autour des actionnaires (c’est-à-dire que les propriétaires sont les décideurs ultimes) vers un cadre juridique orienté vers les parties prenantes (par exemple, lorsque les parties prenantes ont des droits sur la gestion de l’entreprise, la mise en œuvre de politiques et de stratégies commerciales, l’application de la responsabilité des administrateurs envers la société elle-même) aura des conséquences négatives sur l’efficacité de la prise de décision au sein des entreprises. Cela conduira à des impasses entre les parties prenantes et à des procès interminables, puisque les intérêts de toutes les parties prenantes ne convergent jamais parfaitement. De nombreuses décisions peuvent bénéficier à certaines parties prenantes, mais en léser d’autres.