Dans le contexte du soixantième anniversaire du Traité de Rome, quelle est votre appréciation générale sur l’état de l’Europe ? Aussi, dans l’histoire européenne, le Luxembourg s’est-il toujours distingué comme médiateur et « débloqueur ». Comment voyez-vous votre rôle en tant que médiateur ?

L’Union européenne se porte plutôt bien. Nous venons récemment de célébrer le soixantième anniversaire du Traité de Rome et il s’agissait avant tout d’une célébration d’un projet de paix. Avec le recul que l’on peut prendre après plus de soixante ans de construction européenne, il est évident qu’à l’époque de l’Europe des six, on avait moins de difficultés à trouver des accords entre les différents États membres. Mais en dépit de cela, l’Union européenne est aujourd’hui plus forte que jamais. L’Union européenne est devenue le principal défenseur des intérêts de plus d’un demi-milliard de citoyens.

Le marché unique bien sûr, la libre circulation des biens et services, la protection des consommateurs, la reconnaissance des diplômes, mais aussi et surtout l’harmonisation des droits fondamentaux, sont des acquis qui ont été possibles grâce à l’Union européenne.

Nous nous sommes également développés de manière extraordinaire sur le plan économique et le poids de l’Union européenne dans beaucoup de domaines tels que la recherche et le développement industriel, la digitalisation ou encore les services financiers, est en croissance permanente.

Et bien que l’Union européenne ait fêté son soixantième anniversaire, elle ne compte pas encore prendre sa retraite, bien au contraire.

Dans le cadre de la construction européenne, le Luxembourg a aussi toujours assumé un rôle de médiateur entre ses grands voisins mais également entre tous ses partenaires européens. Le multilinguisme de nos représentants sur la scène européenne et le fait que nous sommes reconnus en tant que partenaires fiables et pro-européens nous ont rendus crédibles dans ce rôle de créateur de liens. Personnellement, je pense aussi qu’il y va de l’intérêt du Luxembourg d’avoir des bonnes relations avec tous les États membres de l’Union européenne – et ce même avec des gouvernements qui sont moins proche de mon propre ADN politique. Lors de notre dernier Conseil européen par exemple, la Pologne a bloqué la déclaration commune pour des raisons de politique purement interne à la Pologne. La frustration était palpable et les pays du BENELUX ont réagi en invitant les pays du groupe « Visegrad », dont fait partie la Pologne, à une réunion conjointe à Varsovie – c’est par le dialogue que l’on arrivera à avancer.

Attardons-nous sur les marchés ouverts. Nous avons vu à plusieurs reprises que l’idée de coopération et de marchés ouverts semble loin d’être facile. Or, notre pays est particulièrement exposé dans ces problématiques. Comment pourrions-nous arriver à avancer dans ces domaines et à convaincre les gens de ces idées ?

Sans marchés ouverts, sans marché intérieur de l’Union européenne et sans organisations multilatérales du commerce mondial, l’économie luxembourgeoise telle que nous la connaissons aujourd’hui n’existerait tout simplement pas ! Prenez l’exemple du marché intérieur de l’Union européenne : sans la libre circulation des personnes, des biens, des services et des capitaux à l’intérieur de cet espace unique de plus d’un demi-milliard de consommateurs, l’industrie luxembourgeoise, la place financière ou encore d’autres composantes du secteur des services, comme celui de l’hôtellerie en passant par celui de la logistique et celui des transports n’auraient jamais pu se développer de la manière dont cela s’est passé.

Le Luxembourg est, en ce sens, toujours en première ligne des négociations à Bruxelles lorsqu’il s’agit d’approfondir le marché intérieur. Actuellement, cela se traduit par exemple par une approche très proactive sur les différentes composantes législatives du marché unique numérique comme le géoblocking, la portabilité du contenu numérique ou encore la libre circulation des données. Mais le Luxembourg est aussi très proactif dans les questions relatives aux marchés de l’énergie.

Cependant un « marché ouvert » ne signifie pas qu’il y a une absence de règles, un laissez-faire généralisé. C’est précisément avec une réglementation commune au niveau européen, avec des processus d’harmonisation ou de reconnaissance mutuelle que le marché intérieur est à même de fonctionner et de garantir d’un côté une sécurité juridique et des conditions équitables aux entreprises et d’offrir de l’autre côté des protections et des standards sociaux, environnementaux, sanitaires et de sécurité élevés aussi bien aux travailleurs qu’aux consommateurs.

Une réglementation commune ne signifie cependant pas qu’il faut sacrifier toutes les protections sociales sur l’autel de la libre circulation. La construction de l’Europe sociale a en effet toujours été une priorité pour le Luxembourg. Or aujourd’hui, ce sujet engendre des clivages réels ou perçus entre les États membres. Le Luxembourg continuera à œuvrer pour surmonter ces clivages qui sont très dommageables pour l’Union mais qui le sont aussi pour la perception de cette dernière auprès de l’opinion publique. Pour le Luxembourg, l’approfondissement du marché intérieur et le développement de la dimension sociale ne constituent pas une contradictio in terminis. La lutte contre les abus et la fraude ne doit pas servir de faux prétexte pour ériger des barrières protectionnistes qui compromettraient la libre prestation des services, de même que le principe de la libre prestation des services ne doit pas être érigé en fétiche qui entraverait la lutte contre les abus et la fraude.

Dans son discours lors de la Réception du Nouvel An des Entreprises de la FEDIL, Nicolas Buck a évoqué une cinquième liberté : celle des données. Il s’agit là d’une opportunité pour le Luxemburg. Comment l’évaluez- vous en tant que ministre compétent ? Quelles sont les actions de votre Gouvernement afin que nous ne rations pas les opportunités offertes par le free flow of data ?

Ce qui vaut pour la libre circulation des personnes et des biens vaut à nos yeux évidemment aussi pour la libre circulation des données numériques. Comme je viens de vous le dire, le Luxembourg fait partie des pays qui s’engagent proactivement en faveur de la création du marché unique numérique. C’est une opportunité pour le Luxembourg mais aussi pour toute l’Union européenne. Une start-up qui s’implante aux États-Unis a accès à un grand marché en ne respectant qu’une seule et unique législation. Une start-up qui s’implante en Europe doit respecter 28 législations différentes. Dans ce cas, son choix est facile. Cette cinquième liberté est indispensable pour permettre au secteur des TIC de se développer davantage et de rester concurrentiel face aux marchés nord-américain et asiatique.

En mars j’ai effectué une visite de travail en Estonie, qui est un de nos alliés concernant le marché unique numérique, et qui prendra par ailleurs la présidence du Conseil de l’UE au deuxième semestre de cette année. Le but de cette visite fut entre autres de se concerter sur les démarches à suivre en matière de libre circulation des données informatiques, laquelle sera une des priorités de la présidence estonienne, tout comme ce fut une des priorités de la présidence luxembourgeoise en 2015.

Nous voyons notamment dans des questions fiscales qu’un nombre croissant de pays essaient de s’adapter aux mieux pour donner un cadre d’excellence pour leurs entreprises et pour en attirer de nouvelles. Que font le Luxembourg et le présent Gouvernement pour faire de notre pays une terre d’accueil attrayante ? Sommes-nous capables de faire les adaptations nécessaires ?

Mais nous sommes déjà une terre d’accueil attractive pour les entreprises et nous entendons le rester. Les nouvelles implantations d’entreprises annoncées ces derniers mois, les 3,5 à 4% de croissance de ces dernières années ou le Triple A sont autant de preuves de la compétitivité du Luxembourg.

Je tiens d’ailleurs à vous rappeler que mon Gouvernement a déjà mis en œuvre de nombreuses mesures visant à augmenter davantage notre attractivité, et notamment dans le cadre de la réforme fiscale.

Et bien qu’il soit évident que la transposition des mesures BEPS changera profondément le paysage fiscal international, je peux vous rassurer que le Gouvernement met déjà tout en œuvre afin que le Luxembourg soit en ligne avec ces nouvelles règles internationales sans pour autant détériorer la compétitivité de nos entreprises. En plus, vous n’êtes pas sans savoir que le Gouvernement s’est engagé à envisager des mesures de compensation au cas où il y aurait un élargissement de la base d’imposition. Néanmoins, je peux vous affirmer que nous n’allons pas participer à une course pour les taux d’imposition les moins élevés.

En tant que Premier ministre, je rencontre de nombreux chefs d’entreprises et tous me confirment que la compétitivité ne se limite pas uniquement à la fiscalité. D’autres facteurs comme la qualité de vie, les infrastructures, la paix sociale, la stabilité politique ou encore la prévisibilité contribuent également à la compétitivité d’un pays.

Une entreprise à la recherche d’une nouvelle implantation considérera tous ces facteurs de manière globale et ne se focalisera pas uniquement sur la fiscalité. C’est tout un ensemble d’éléments qui contribue au choix d’une entreprise, la fiscalité n’est plus le seul critère déterminant et je constate que les mesures prises par mon Gouvernement font que le Luxembourg s’en sort plutôt bien si l’on considère l’ensemble de ces facteurs.

Vous semblez globalement optimiste, mais n’y a-t-il pas l’un ou l’autre nuage, par exemple en ce qui concerne le maintien de notre modèle social ? Je songe notamment au dialogue social. Est-ce qu’il fonctionne bien ?

Lorsque mon Gouvernement a pris ses fonctions, le dialogue social était au point mort. Je constate qu’après un long moment de silence et après de multiples efforts de médiation de mon Gouvernement, le dialogue social fonctionne à nouveau, même si la tripartite ne connaît pas l’essor que je souhaiterais. Je ne perds cependant pas espoir que les représentants du patronat tout comme ceux des syndicats prennent conscience qu’ils ont tout à y gagner en se mettant ensemble autour de la même table, avec le Gouvernement. C’est la meilleure façon de faire évoluer le pays pour le bien des citoyens et des entreprises.