L’étude sur le temps de travail est là. On parle de conclusions ambiguës. Cela n’étonne pas, car la matière est complexe, les secteurs ne sont pas uniformes et les travailleurs ont des besoins et des aspirations très variés.

En creusant le sujet, on se rend compte qu’il y a toute une cascade d’éléments à considérer, si l’on veut analyser les pour et les contre d’une réduction du temps de travail ou sa faisabilité tout court. À commencer par le constat que le volume de travail presté dépend de la demande pour un produit ou service donné. En produisant moins, peut-on remplacer la production manquante par une production complémentaire (envisageable en situation de sous-emploi), sinon par une production importée et si tel était le cas, d’où viendrait l’argent pour financer une réduction du temps de travail à salaire inchangé pour l’ensemble des travailleurs actifs ? Alternativement, les consommateurs des biens et services concernés seraient-ils prêts à renoncer à une partie de ces biens et services tout en maintenant le niveau de leur dépense pour contribuer au financement de la réduction du temps de travail. Une réduction de l’offre de transports publics gratuits ou de l’offre d’éducation et d’encadrement des enfants sans réduction de la charge fiscale ou une réduction de l’offre de soins et de santé sans réduction des cotisations. Dans l’économie marchande, on parlerait d’une réduction du pouvoir d’achat.

Cette vue très réductrice et statique des choses pour expliquer qu’on ne peut pas disposer de ce qu’on n’a pas produit. Mais nous savons tous que notre économie est dynamique et que, par le passé, cette dynamique a permis d’effectuer des réductions du temps de travail comme corolaire du progrès technique et économique. Des percées en matière de productivité sont souvent avancées pour justifier une mesure équivalente de réduction du temps de travail à salaire égal et sans affecter négativement les consommateurs ou utilisateurs de biens et services.

Au cours des dernières décennies, de nombreux secteurs d’activité ont pu augmenter leur productivité-travail grâce à l’automatisation, à la digitalisation ou plus récemment grâce à l’intelligence artificielle. Les gains qui en résultent doivent justifier et rémunérer le capital investi. Au niveau de l’entreprise, les percées en matière de productivité peuvent servir à plusieurs fins. À une réduction du temps de travail, à des augmentations des salaires réels ou à des réductions de prix pour préserver ou étendre les parts de marché face à la concurrence. Dans les deux derniers cas de figure, les consommateurs ou utilisateurs de biens et services en profitent sous forme d’amélioration de leur pouvoir d’achat.

L’amélioration de la productivité n’est pas uniforme sur l’ensemble des secteurs. Les différences entre types d’activité sont énormes. Se baser sur des activités où des avancées extraordinaires étaient possibles pour en tirer des conclusions générales serait une grande erreur. Malheureusement, la réduction des effectifs dans une activité donnée, fortement automatisée, ne permet pas de pallier directement la pénurie dans une autre activité qui reste tributaire de travailleurs qualifiés. La mobilité entre secteurs et entre types d’activité au sein d’un secteur donné est loin d’être parfaite. Malgré les efforts entrepris en termes de formation continue, ces rigidités ne vont jamais disparaître. Il est donc tout à fait normal que la perception de l’idée d’une réduction du temps de travail soit différente d’une activité à l’autre.

On entend qu’une réduction du temps de travail peut aider à attirer des talents. Or, là, où la réduction du temps de travail sert à gérer une réduction de sureffectifs, l’idée d’attrait nous paraît contre-indiquée. Là, où les employeurs se voient confrontés à des pénuries de main-d’œuvre qualifiée, une cadence de travail réduite ou flexible peut être un argument d’attrait. L’offre d’un salaire plus attrayant à cadence inchangée en est un autre.

Le marché du travail s’appelle marché parce qu’on y rencontre une diversité d’offreurs et de demandeurs de travail. À l’heure actuelle, une pénurie généralisée de main-d’œuvre qualifiée caractérise ce marché. Il ne passe pas une semaine sans qu’une organisation professionnelle ou un ministre ne s’en plaignent. Quatre évolutions en cours risquent d’aggraver la situation : le départ en retraite des baby-boomers, les énormes chantiers d’adaptation de notre économie à un développement plus durable, la multiplication des procédures et charges administratives témoignant de notre forte aversion au risque et de l’envie de tout contrôler et finalement des pertes d’efficience pouvant résulter d’une tendance à la déglobalisation.

Il reste à espérer que le progrès technique pourra être poussé de manière à offrir les gains de productivité requis pour éviter des situations de pénurie indésirables. L’attrait de main-d’œuvre vers les activités en croissance, une amélioration de la mobilité des travailleurs vers ces activités et la définition d’un cadre légal favorable à des modèles de travail adaptés aux besoins des uns et des autres, telles sont les mesures d’accompagnement politiques à favoriser pour aborder cette charge de travail de manière économiquement et socialement raisonnable.

René Winkin
Directeur de la FEDIL