Quelles conclusions faut-il tirer de la crise Covid-19 qui sera sans doute lourde de conséquences pour notre économie ? De nombreux observateurs et commentateurs nous annoncent des bouleversements majeurs, par exemple au niveau des relations commerciales ou de travail. Les groupes de pression traditionnels n’ont pas tardé à nous présenter leur vérité post-crise en réchauffant de vieux programmes contestataires à la sauce COVID. Leur impatience à tirer des conclusions généralisées de l’état de confinement était immense ; à peine ce dernier était-il déclenché qu’ils annonçaient la fin de la globalisation et la réduction du temps de travail (bien sûr sans perte de revenu, comparé aux temps tellement critiqués).
Certains mandataires politiques estiment que leur intervention devrait aller bien au-delà des plans de stabilisation ou de relance économiques. Forts de l’expérience d’une crise sanitaire de quelques mois, ils se montrent persuadés que le moment est venu d’inverser le cours de la globalisation, qui selon eux serait source de tous les maux et de réinventer le monde du travail par simple décision politique. Leur thèse a l’air de se développer en discours mainstream. Une antithèse s’impose pour objectiver ce débat.
La virulence des critiques à l’égard de la globalisation part du constat qu’au fil des dernières décennies, une partie de la production d’équipements et de produits sanitaires dits stratégiques a été délocalisée vers d’autres continents. Face à l’explosion de la demande de ces équipements et produits au début de la crise sanitaire, cette dépendance vis-à-vis de l’étranger devenait embarrassante pour ceux qui voulaient maîtriser tous les approvisionnements. Mais il y a de fortes chances qu’une fois le bilan de la crise dressé, les échanges internationaux y compris l’effort global pour la recherche de vaccins et de médicaments s’avéreront bénéfiques.
Durant la crise, le Luxembourg a su tirer de nombreux avantages des relations commerciales qu’il entretient avec d’autres régions du monde. Plusieurs champions industriels luxembourgeois ont approvisionné une clientèle mondiale en composants pour produits sanitaires ou en produits de première nécessité. Ces industries ne seraient pas des championnes si elles ne savaient pas réaliser des économies d’échelles, exploiter leur potentiel de recherche et de développement et se fier au haut degré de spécialisation de leurs collaborateurs ; des éléments qui sont tous intimement liés au fait de pouvoir servir un marché global. Dans l’autre sens, notre centre de fret aéroportuaire s’est transformé en plaque tournante accueillant une grande variété de fournitures nécessaires pour combattre le coronavirus, allant du simple masque de protection jusqu’à l’hôpital mobile entièrement équipé.
D’aucuns estiment qu’il suffirait de rapatrier la production de toute la panoplie de produits et équipements médicaux pour éviter des pénuries telles que rencontrées dans certains pays européens. La prise de conscience en faveur du secteur manufacturier et la redécouverte du rôle stratégique de l’industrie locale sont très louables. Toutefois, cette vue des choses nous paraît être trop simpliste. Prenons l’exemple des masques de protection pour illustrer à quel degré une ouverture sur les marchés internationaux est complémentaire au renforcement du tissu manufacturier local : Que faire si la demande en hôpitaux est multipliée par six endéans quelques jours et si des secteurs entiers, tels que les maisons de soins, s’y ajoutent en même temps ? Que faire si la demande journalière nationale passe de 8.000 à 80.000 masques ? Une production locale rentable en temps normaux ne présenterait pas cette capacité de réserve. L’activation de producteurs alternatifs et le recours aux importations d’autres régions disposant de capacités de réserve s’imposeraient. Une politique anti-globalisation nous retirerait cette option.
Il va sans dire que l’idée de consolider, voire de relocaliser, une production industrielle menacée ou déjà perdue ne déplaît pas à la FEDIL, surtout lorsque cette production revêt un caractère stratégique. En fonction des types de crises ou de pénuries envisageables, des catégories de produits stratégiques autres que les masques de protection et les appareils respiratoires nous viennent à l’esprit. L’accès aux matières premières ; les productions de denrées alimentaires ; de matériaux de base tels que les métaux ; les produits synthétiques ou les minéraux non métalliques ; le développement de l’intelligence artificielle ou les biens d’investissement en infrastructures de communication ou de déploiement d’énergies renouvelables, voici que quelques exemples d’activités revêtant un caractère particulièrement stratégique. Tout changement d’attitude politique au profit de ces activités nous paraît avoir du sens. Mais une vraie revitalisation de la politique industrielle en Europe passe par une promotion persistante et sincère des secteurs en question.
Cela étant dit, il ne faut pas se tromper de combat. Le renforcement de notre tissu industriel ne devrait pas devenir synonyme d’isolationnisme. Avec son économie particulièrement ouverte et dépendante des échanges internationaux, le Luxembourg devrait être le premier pays à le reconnaître. Une réorientation de la politique industrielle européenne vers plus d’autosuffisance, aussi louable qu’elle soit du point de vue de la reconnaissance du rôle essentiel de l’industrie pour notre tissu économique et social, n’a du sens que si elle se situe dans le contexte d’un marché unique intacte et fonctionnel. En écoutant les discours politiques dans certains États membres de l’Union, on a l’impression que le plaidoyer pour une nouvelle politique industrielle n’est rien d’autre qu’un plaidoyer en faveur d’un retour au protectionnisme.
Le fait que plusieurs États européens nécessiteux en temps de crise étaient mieux servis par la Chine que par leurs pairs européens devrait nous alerter. L’idée de l’autosuffisance rime trop avec retour au nationalisme. Fin mars, notre pays était exposé au risque de perdre une part importante de son personnel hospitalier. Pas pour cause de maladie, mais parce qu’un pays voisin envisageait de réquisitionner ses résidents face à la pénurie sur son propre territoire. Heureusement, ce scénario a pu être évité grâce aux bonnes relations que notre pays entretient avec ses voisins. Dans le cas contraire, un accueil d’urgence, à l’aéroport de Luxembourg, de personnel soignant étranger aurait été une option envisageable. En considérant le vécu des derniers mois, il nous semble que le Luxembourg a tout intérêt à ne pas s’adonner à une course contre les échanges économiques internationaux, où il aurait trop à perdre.
À l’aube d’une crise qui a, d’une part, vu une explosion du télétravail, et, d’autre part, l’admission de plus de 14.000 entreprises au chômage partiel depuis le début de la crise représentant 316.700 salaires versés avant le 19 mai 2020, l’idée de vouloir réinventer le monde du travail ne semble pas entièrement tirée par les cheveux.
Le travail à domicile; le remplacement de réunions, de voyages et de congrès par des visioconférences; la conclusion d’accords via signature digitale ou les divers types d’interventions à distance semblent avoir fait leurs preuves. La question qu’il faut se poser est de savoir si ce modèle de fonctionnement peut être projeté vers le futur. Beaucoup d’entreprises ont tiré des conclusions positives de cette expérience et elles envisagent d’en garder les éléments qui ont bien fonctionné dans l’intérêt de l’entreprise et de ses salariés. Il ressort des retours d’expérience organisés par la FEDIL, que les situations de départ des entreprises et de leurs collaborateurs sont très diverses et qu’il est impossible de tirer des conclusions généralisées sur le mode de fonctionnement des entreprises et sur leur organisation du travail. Plutôt que de vouloir imposer un modèle spécifique, la politique devrait donc concentrer ses efforts sur l’amélioration de l’encadrement légal, fiscal ou technologique pour encourager les acteurs concernés à opter pour les modes de travail et d’interaction tirant pleinement profit du potentiel de la digitalisation et contribuant ainsi à une réduction significative des déplacements et des nuisances y liés.
S’agissant de la prétendue décélération et notamment de la réduction de la cadence de travail qui aurait été tellement appréciée durant le confinement, un chacun devrait comprendre qu’un tel artifice ne saura être extrapolé. Appelons un chat un chat, la décélération n’était rien d’autre qu’un cumul malheureux de fermetures d’entreprises et d’arrêts de travail forcés qui ont tous dû être compensés par la collectivité pour éviter des conséquences économiques et sociales désastreuses. Vouloir tirer des leçons positives de cette expérience sans aborder la question du financement ou sans expliquer aux gens intéressés que décélération rime souvent avec renonciation ne serait pas honnête. La leçon qu’on peut tirer des derniers mois d’expérience est certainement celle que la plupart des gens ont eu du mal à renoncer à dix ou vingt pour cent de leur revenu. Il est tout est à craindre qu’il ne s’agisse ici que du début d’une période difficile qui sera marquée par des restructurations en réaction à un effondrement de la demande et par une vague de chômage ; une période, où le maintien de l’emploi et le retour à l’action domineront le discours politique.
En guise de conclusion, on peut dire que la crise des derniers mois nous a fait vivre de nouvelles expériences incitant un chacun à jeter un regard critique sur l’existant et à questionner les habitudes. Au niveau des entreprises, cet exercice sera source d’innovations, y compris dans les relations de travail. Sur le plan macroéconomique, les investissements et autres stimulants contracycliques nécessaires pour redémarrer le moteur de la croissance offrent la grande opportunité d’influencer le futur développement en ligne avec les politiques économique, écologique et sociale. C’est une opportunité, mais aussi une grande responsabilité. Les décideurs politiques qui s’attèlent sérieusement à cette tâche du redressement et de la réorientation économiques savent qu’ils ne partent pas d’une feuille blanche. Plutôt que de casser un modèle économique et social qui a fait ses preuves à maints égards, la Commission européenne et le gouvernement luxembourgeois ont choisi, à juste titre, d’affecter des budgets considérables à des programmes de relance qui ont l’ambition d’accélérer les agendas de la transition énergétique et de la transformation digitale et de promouvoir la création et l’épanouissement d’entreprises innovantes dans notre région. Nos décideurs politiques n’auraient pas tort s’ils décidaient de revaloriser et de dynamiser la production industrielle sur notre territoire, mais ce sans nier les fondements de notre économie ouverte et internationale. L’adoption à la Chambre des Députés, et en pleine période de confinement, de l’accord commercial de nouvelle génération CETA symbolise la volonté politique de progresser sur la voie de la modernisation sans négliger les vertus du multilatéralisme.